Challenges, V. Lamigeon 23 mai 14
Dassault, Safran, Airbus... même combat. Pour leurs dirigeants, les nouvelles coupes dans le budget de la Défense envisagées par Bercy aboutiraient à un carnage social.
C’est un cri d’alarme historique qu’ont adressé ce vendredi 23 mai les industriels de la défense français à François Hollande et à Bercy.
A l’invitation de la présidente de la commission de la défense de l’Assemblée nationale Patricia Adam, une cinquantaine d’industriels, parlementaires et spécialistes de la défense étaient réunis autour d’un petit déjeuner à la questure de l’Assemblée, pour mettre en garde contre les 6 à 9 milliards d’euros de coupes dont pourrait faire l’objet le budget militaire français, six mois à peine après le vote de la loi de programmation militaire (LPM) 2014-2019 actant la stabilité du budget à 31,4 milliards d’euros par an.
L’aréopage avait de quoi impressionner: le PDG de Dassault Aviation, Eric Trappier, celui de Safran, Jean-Paul Herteman, le président de DCNS, Patrick Boissier, celui de Nexter, Philippe Burtin, mais aussi le numéro deux d’Airbus Group, Marwan Lahoud et le DG de Thales, Patrice Caine. Une union sacrée pour un mot d’ordre limpide: "Nous estimons que la moindre encoche à la LPM serait dramatique pour les programmes industriels et pour les armées, résume Patricia Adam. La LPM a déjà été construite avec le souci du désendettement de la France. Elle doit être totalement respectée."
50 000 emplois en danger
Historique, la situation l’est sans aucun doute.
Les chefs d’état-major envisagent une démission conjointe, ne voulant pas assumer auprès de leurs troupes de nouvelles coupes budgétaires et suppressions de postes, en plus des 80.000 emplois détruits sur la période 2009-2020 (dont 34.000 encore en cours). Les industriels ont apporté de l’eau au moulin de cette mobilisation inédite ce matin, en mettant en garde contre un véritable carnage social en cas de nouvelles coupes. "1 milliard d’euros de coupes budgétaires, c’est 12 000 à 18000 suppressions de postes, dont 6 000 à 9 000 emplois directs, a prévenu Marwan Lahoud, directeur de la stratégie d’Airbus Group et président du Gifas. Les scénarios évoqués pour le budget de défense pourraient aboutir à 50.000 suppressions de postes sur trois ans. C’est l’équivalent des pertes d’emplois de la sidérurgie lorraine des années 70 aux années 90!"
La mise en garde est claire: pas touche à la LPM, qui doit être respectée "à l’euro près". "La LPM est un subtil équilibre entre le juste suffisant et le juste insuffisant, soulignait un grand patron de l’armement. On est en train d’anesthésier l’opinion en parlant de 6 ou 9 milliards de coupes, voire beaucoup plus, pour présenter comme un moindre mal des coupes annuelles plus limitées. Mais tout l’outil industriel a été adapté à la LPM: tout scénario de réduction budgétaire se traduira par des suppressions d’emplois et des fermetures de sites."
"Le civil serait forcément touché"
Sans compter les arbitrages drastiques qui pourraient s’imposer dans les forces françaises, que résume le directeur du Centre des études de sécurité de l'Ifri, Etienne de Durand: "Une baisse de 1 milliard d’euros par an du budget militaire, c’est une probable mise sous cocon du porte-avions Charles-de-Gaulle, la fin possible de l’aéronavale, mais aussi le report des futurs sous-marins nucléaires d’attaque, une capacité critique de nos forces.
Répartir la misère? C’est déjà fait. La France est passée de 550 avions de combat en 1990 à 300 aujourd’hui, 220 au mieux dans quelques années."
Des ponctions supplémentaires dans le budget des armées marqueraient le déclassement définitif des forces françaises, estiment les industriels. "De nouvelle coupes, ce serait un choix entre Charybde et Scylla, résume Jean-Paul Herteman, le PDG de Safran. Soit un saupoudrage dans les coupes, ce qui aboutit à une médiocrité générale de l’outil de défense français, soit des choix drastiques, qui supposent l’abandon de capacités qu’on ne récupérera pas."
Les industriels ont aussi voulu couper court au discours, maintes fois entendu, leur assurant qu’ils peuvent compenser la baisse des crédits militaires grâce à la bonne santé des activités civiles. "Le premier effet induit des coupes serait sur la défense, mais le civil serait forcément touché, assure un industriel. Il y aurait un choix de survie à faire face à des concurrents, notamment américains, qui ont à la fois l’effet d’échelles de leurs commandes et l’atout de la faiblesse du dollar. Les industriels que nous sommes auront la tentation du large." En clair, un risque de délocalisation? Marwan Lahoud en est persuadé: "L’ancre qui fait que des entreprises mondiales d’aéronautique sont en France, c’est la défense. Sans cette ancre, rien ne les retient."
Valls cherche à calmer le jeu
L’export n’apparaît pas non plus comme un moyen de compenser des coupes claires dans le budget de défense. "Les contrats export n’existeront que si la France montre qu’elle croit en l’avenir de sa défense, résume un industriel. Sinon, les prospects se tourneront vers des pays qui leur sembleront mieux porter l’avenir." Car quand la France et l’Europe désarment, le monde entier réarme: "Sur les dix dernières années, le budget militaire russe a augmenté de 108%, c’est l’équivalent de la baisse des budgets européens sur la même période", souligne Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique.
Du côté de Matignon, on tente de calmer le jeu. Manuel Valls a assuré aujourd’hui que la LPM serait "totalement préservée", assurant qu’"il est temps de tourner la page de ce débat, de ces rumeurs".
A l’Elysée, on joue la montre: l'arbitrage du président de la République devrait avoir lieu "dans les prochaines semaines", selon l'entourage de François Hollande.